C'est assez

LA BULLE d’ÉTERNITÉ : critique de Pierre Stolze parue dans la revue Bifrost juillet 2013

reproduite avec l’autorisation de l’auteur.

Depuis qu’il a pris sa retraite, Raymond Iss se multiplie sur le plan éditorial : L’Île aux Immortels (2009, roman, voir Bifrost n° 59), Les Passantes des Quatre Saisons (2010, roman), Coup de Lune (2011, nouvelles), Le Grand Jeu (2012, roman, voir Bifrost n° 67) et voici maintenant un autre recueil, La Bulle d’Éternité (Rivière Blanche, 295 pages). Soit 15 nouvelles et 1 récit. 6 textes sur 16 sont inédits, 12 ont été écrits entre 1983 et 1994. 1983-1994 ? Soit la pire période de la sciencefiction française, avec disparition de dizaines de collections et de toutes les revues professionnelles dont la doyenne, celle que l’on croyait immarcescible, Fiction (dernier numéro, le 412 en février 1990). En 1995, Francis Valéry lance la revue Cyberdreams qui, hélas, ne durera pas, et en 1996 sont créées les revues Bifrost et Galaxies qui résistent toujours contre vents et marées. On aurait pu croire à une résurrection de la SF, mais la déferlante fantasy et depuis quelques années la bit-lit maintiennent la SF sous le boisseau et en font un genre tout à fait confidentiel. Relire les textes de Raymond Iss nous oblige à un saut nostalgique dans le passé. Il a eu du courage, Raymond, de s’obstiner dans cette dure période où les croquants faisaient les croquants (et ce n’est pas fini) : republiées aujourd’hui dans le recueil La Bulle d’Éternité, deux nouvelles étaient parues dans Fiction (en 1986 et 1987), une dans le fanzine Proxima (1987), quatre dans la revue québécoise Imagine (85, 87, 90, 94), et une en …Roumanie (1994). Il fallait avoir la foi, et souvent passer par l’étranger, pour être publié.

Ce recueil travaille trois thèmes qui souvent se mêlent : le temps, la manipulation, la guerre. Le temps y est décliné de toutes les façons : temps qui se fige (la nouvelle titre), temps dans lequel on s’égare comme un train qui se trompe d’aiguillage ( Erreur d’Aiguillage), temps de l’immortalité (La Traque, Mâchevigne), temps de la barbarie (Ténèbres), temps qui voit le futur venir polluer le présent ( Un Temps de Chien, C’est quand, l’Amérique ?), temps qui s’emmêle les pinceaux, confondant passé, présent et futur (Les Beaux Voyages de l’Oncle Paul) … Concernant le thème de la manipulation, voici des hommes devenus cobayes à leur insu, sujets d’expérience (Le Rat, La Citadelle et le Continent, La Résidence) ou déplacés dans un monde aux antipodes du leur (L’Ambassadeur). Le thème de la guerre nous offre un beau panel de militaires de tout poil (Ténèbres, La Traque, Erreur d’Aiguillage, Le Rat, Les Beaux Voyages …, Soldats de Lumière).

Le texte final du recueil, le plus long, La Fenêtre d’Orient (un inédit de 1990, et on se demande comment ce texte a pu être refusé), joue du thème du monde renversé. Ce ne sont plus les navires de Christophe Colomb qui découvrent l’Amérique, mais bien des navires partis d’Amérique qui découvrent le continent européen, un monde nouveau, totalement ignoré. C’est vers l’an 910 que furent d’abord découvertes les îles Scilly et la Cornouaille, avant que des expéditions ne remontent la Garonne ou n’entrent en Méditerranée, une « mer sans marée ». Bien sûr, les termes topographiques ont été modifiés, mas ils restent transparents, si bien que le lecteur a rapidement la puce à l’oreille. N’Iurk ne peut être que NewYork, T’losan Toulouse, et Barjelunah Barcelone. Et l’on comprend vite que l’on se trouve dans un lointain futur, après un cataclysme, certainement nucléaire, qui a ravagé la Terre. Les influences sont évidentes : pour le titre on renverra déjà à la BD L’Ange à la Fenêtre d’Orient, une aventure de Corto Maltese (1975). Mais on notera des similitudes de scénario avec La Planète des Singes, le film surtout, celui de Franklin Schaffner (1968). Dans le film, les plus hautes autorités empêchent de jeunes archéologues de poursuivre leurs recherches. Ils risqueraient de découvrir l’impensable : avant la civilisation des singes, existait une autre civilisation humaine et maudite. Dans la novella de Raymond Iss, des Révérends encagoulés empêchent de même les expéditions lointaines et les recherches archéologiques. Quand d’intrépides voyageurs découvrent stupéfaits à Barjelunah un monument à la gloire de Christophe Colomb, on ne peut pas ne pas penser à Charlton Heston découvrant la Statue de la Liberté à moitié enfoncée dans le sable d’un rivage interdit. Ce qui frappe dans l’écriture de Raymond Iss, c’est la rapidité d’exécution. Pas de temps mort, pas de bla-bla philosophico-politiques, cela va très vite dans une prose fluide et efficace où l’on en reste toujours à l’essentiel, avec des descriptions minimum. Un modèle pour auteurs en herbe ! Bref, merci à Rivière Blanche d’avoir exhumé des gemmes d’une si belle eau. Avec ce tout petit bémol : l’absence d’accent dans les majuscules du titre. Moi je lis : « la bulle d’eternite », comme s’il s’agissait de cette société autrefois spécialisée dans l’amiante.