La nuit s'avançait. Sur la place de
grève, les sections, devant notre inaction, commençaient à se débander, même
celle des Piques, de la rue Saint-Honoré.
Autour de moi, les rangs
s'éclaircissaient, et je m'aperçus avec horreur qu'Hanriot et mon frère avaient
disparu. M'avaient-ils trahi eux aussi ?
J'attendais l'assaut final quand
soudain, vers une heure du matin, un roulement sur les pavés nous fit
précipiter aux fenêtres pour voir apparaître des cavaliers précédant un train
d'artillerie. On déploya des canons devant l'Hôtel de Ville et, une heure plus
tard, les sectionnaires de l'ouest et du centre, fidèles à la Convention, en
débouchant sur la place furent accueillies par la mitraille qui en coucha une
centaine.
Alors, je vis arriver un militaire, que
mon frère me présenta comme étant le général Buonaparte. À mon insu, Hanriot et
Augustin étaient aller le trouver dans sa caserne de la plaine des Sablons,
près du village d'Auteuil.
Contrairement à son attente, je
l'accueillis froidement par cette formule convenue, énoncée du bout des lèvres
: « Mes félicitations, citoyen général, vous avez bien mérité de la patrie. »
...
Pendant ma retraite chez les Duplay,
j'avais beaucoup réfléchi sur la Terreur instaurée en fructidor de l'an I.
Inutile après Savenay et notre victoire de Fleurus en messidor, la hyène
vendéenne et le tigre autrichien étant terrassés. Adversaire de la peine de
mort et de la guerre pour éviter le retour de la tyrannie, j'avais dû requérir
sans cesse la première et déchaîner la seconde contre les ennemis de la
Révolution, à l'intérieur et à l'extérieur. Mais, depuis la loi de Prairial,
elle était dévoyée par des contre révolutionnaires rapaces animés des plus
viles passions, qui envoyaient ensemble à l'échafaud coupables et innocents
pour s'attribuer leurs biens. En voyant la multitude des vices que le torrent
de la Révolution a roulés pêle-mêle avec les vertus civiques, j'ai tremblé
quelquefois d'être souillé aux yeux de la postérité par le voisinage impur de
ces hommes pervers mêlés aux défenseurs sincères de l'humanité.
J'ai décidé de frapper, une dernière fois. Ce fut le premier
acte de ma dictature. Puis j'ai fait retirer l'échafaud de la place de la
Révolution. J'ai supprimé le Tribunal révolutionnaire et dissout les Comités. J'ai
fait de même avec la Convention, ce canard sans tête qui continuait à sautiller
dans sa cage du Manège.
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